Il y a une semaine, commençait la "bataille de Tripoli". Petit tour des faits et rumeurs qui ont circulé depuis. Les sources : confrontation entre les médias des pays de l'OTAN (BBC, Skynews, AFP, Reuters), du Qatar (Al Jazeera), des pays non-intervenants (Ria Novosti, Xinhua, Romandie.ch...) et de médias et pays solidaires du gouvernement libyen ou du moins très hostiles à l'OTAN (Réseau Voltaire, Telesur, Michel Collon, différents blogueurs tels qu'Alain Benajam ou Allain Jules, récemment congédié du Nouvel Observateur).
Où en était le front avant le 21 Août ?
Selon le "Conseil National de Transition", siégeant à Benghazi : en dehors de toute la Cyrénaïque, avec le port pétrolier de Brega dont la raffinerie serait tombée entre les mains des rebelles le 20 Août après des semaines de combat, les rebelles contrôlaient en Tripolitaine les villes de Misrata, Gharyane, Zaouwiya, Zliten, Sorman, Sabratha, de Zenten et des autres villes du Djebel Nefoussa, au Sud-Ouest de Tripoli, bastion berbère de la rébellion depuis Février dernier.
Selon le gouvernement libyen, et des journalistes comme Thierry Meyssan, les prises rebelles ne seraient que des simulacres, l'OTAN faisant fuir temporairement l'armée libyenne, les rebelles venant prendre des photos et vidéos à ce moment, avant de déguerpir avant le retour des forces loyalistes. Selon Meyssan, avant le 21 Août, les villes de Zawouiya et Gharyane auraient été reprises, ainsi que la grande majorité de Misrata.
Le front au début du mois d'Août, en Libye et en Tripolitaine (Nord-Ouest)
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Les rebelles sont-ils entrés dans Tripoli?
Personne ne le nie, la question semble plutôt être : avec quel succès? Selon les rebelles, et des chaines comme Al Jazeera (Qatar) ou SkyNews (Royaume-Uni), les rebelles seraient rapidement arrivés, en l'espace de quelques heures, jusqu'au centre de la capitale, rencontrant très peu de résistance de l'armée régulière, et une foule enthousiaste les aurait célébrés sur la Place Verte (lieu de parade habituelle des kadhafistes). Al Jazeera a tourné des scènes sur ladite place... qui se sont révélées être des faux. Des internautes ont vite remarqué l'absence de détails architecturaux notables de la place sur les images de la chaine qatarie, qui était déjà soupçonnée par le régime de Tripoli de construire des décors tripolitains pour y tourner de fausses scènes. On peut aussi s'étonner de l'abondance des drapeaux rouge-noir-vert (emblème de la rébellion, reprise du drapeau de la monarchie des Sénoussi, renversée par Kadhafi en 1969) parmi la population de la ville...à moins que les rebelles n'aient pris le temps de faire une distribution générale de drapeaux en prenant la ville. Moustapha Abdul Jallil, président du CNT, aurait admis cette supercherie scénique, la justifiant comme arme de guerre psychologique qui aurait été bénéfique tant militairement que diplomatiquement, de nouveaux pays ayant reconnu le CNT comme seul gouvernement légitime de Libye.
Parallèlement à cela, deux fils de Mouammar Kadhafi, Mohammed et Saïf-al-Islam, ont été donnés pour capturés dans la journée du Dimanche 21 Août, avant que les informations ne soient démenties : Mohammed se serait enfui après quelques heures de captivité, et Saïf-al-Islam est apparu triomphant devant plusieurs dizaines de supporters dans le bastion de Bab El Azizya (le bunker à grande échelle de Kadhafi) dans la soirée. Ces informations, plus celles concernant Al Jazeera, démasquées dans les jours suivants, ont donc jeté un fort scepticisme sur l'avancée de la rébellion dans la ville.
Selon le CNT, 80% de la capitale serait passé entre leurs mains en quelques heures, ne laissant que le quartier fortifié de Bab El Azizya et le quartier d'Abou Slim au Sud, ainsi que l'hôtel Rixos où plusieurs dizaines de journalistes étrangers auraient été réunis, dont Thierry Meyssan. Le gouvernement libyen répliqua bientôt que la majorité de la ville restait sous son contrôle, et qu'une contre-attaque massive unissant l'armée et "le peuple de Tripoli" mettait en déroute les rebelles. En même temps, sur appel du Raïs, des colonnes de "volontaires" seraient parties de Bani Walid, Syrte et Sebha (les trois derniers grands bastions kadhafistes de Libye, si l'on en croit la carte du front selon les rebelles), pour défendre la capitale. Leur effectif a été annoncé à plusieurs dizaines de milliers dimanche soir sur des sites pro-Kadhafi, avant de revenir à quelques milliers au cours de la semaine...Dont on se demande comment ils vont parvenir à franchir les centaines de kilomètres séparant Sebha et Syrte (villes elles-mêmes ciblées par l'OTAN et le CNT depuis) de Tripoli sans tomber sous le feu des avions de l'OTAN. Mais, toujours selon le gouvernement libyen, 6500 "volontaires" auraient rapidement rejoint les forces loyalistes pour "nettoyer la capitale"...
Si l'on prend d'autres sources, par exemple celles de pays non impliqués dans le conflit, voire hostiles à l'intervention de l'OTAN (comme la Chine et son agence Xinhua, ou la Russie de Ria Novosti), on ne trouve pas de démenti catégorique des avancées rebelles dans la capitale libyenne.
De plus, on peut comparer les informations transmises par Alain Benajam, militant gaulliste français en contact avec Thierry Meyssan à Tripoli, qui annonçait sur Facebook en début de semaine que l'armée régulière était victorieuse dans Tripoli, et que le journaliste du Réseau Voltaire allait très bien...avant que tout le Réseau ne s'inquiète de la survie de celui-ci et s'impatiente de son évacuation prochaine au cours des jours qui ont suivi...
Que font les rebelles, militairement parlant ?
Il est unanimement reconnu que la valeur militaire des fantassins de la rébellion est faible, voire très faible, inférieure à celle des troupes de Kadhafi, pourtant peu glorieuses, comme l'a reconnu au Time un mercenaire croate ayant travaillé pour le régime. Le credo des supporters de Kadhafi, en Libye ou ailleurs, est de dire que les rebelles ne font rien, absolument rien, et que l'OTAN mène tous les combats depuis les airs, les rebelles ne faisant qu'occuper le terrain. Il est vrai que les images et vidéos qui nous parviennent, même dans les médias français et britanniques, montrent des hommes en civil avec des armes en bandouillières, criant leur victoire et tirant en l'air, ou tirant au canon vers des cibles inconnues : rien qui ressemble à des combats. Ceci dit, on imagine difficilement les journalistes filmer de près des affrontements entre combattants au sol, ne serait-ce que pour leur propre sécurité.
En même temps, depuis des mois de conflits, notons que la rébellion a réussi à tenir des bastions sur la durée, tels Misrata et le Djebel Nefoussa. Ce qui a donné à plusieurs centaines de leurs combattants l'occasion de faire l'épreuve du feu. Ce qui a impacté l'assaut sur Tripoli. Selon le site Maghreb Intelligence, basé au Maroc, l'opération "Sirène" entamée le Samedi 20 Août, aurait fait débarquer 200 combattants de Misrata près de Tajoura, à l'Est de Tripoli. Pendant ce temps, d'autres combattants rebelles seraient venus du Sud et de l'Ouest (de Zawouiya et Sorman). Mais rien n'aurait été possible si une partie des troupes de Kadhafi ne s'était retournée contre le Guide, ouvrant les portes de la ville aux hommes du CNT, pendant que les mosquées appellaient à l'insurrection des cellules dormantes de la rébellion dans la ville. De la même manière, ce serait principalement par négociation avec les tribus de la côte tripolitaine que les hommes du Djebel Nefoussa auraient pu prendre Zawouiya, Sabratha et Sorman.
Selon le même document, la participation de plusieurs centaines de membres des forces spéciales françaises (DGSE) ou britanniques (SAS) pour préparer l'assaut sur Tripoli, voire l'encadrer, depuis le Djebel Nefoussa ou lors du débarquement de Tajoura, est fort probable. Cependant, rien ne contredit que les combattants rebelles présents dans la capitale soient bel et bien en majorité des libyens.
Dans Tripoli, les troupes rebelles, avant comme après la prise du bunker de Bab-El-Azizya (un "repli tactique" selon Kadhafi), essuient des tirs de snipers et d'artillerie. Selon Alain Benajam sur Facebook, ce seraient jusqu'à 2000 corps de rebelles (chiffres surprenants par rapport aux quelques centaines de combattants annoncés par le CNT lui-même) qui auraient été trouvés dans la ville après la "contre-offensive victorieuse" du début de cette semaine (victoire kadhafiste qui parait de plus en plus improbable, confirmée par aucune autre source que celles du régime et de ses partisans déclarés comme le Réseau Voltaire)... Au final, on ne sait pas si les rebelles savent se battre ou pas, mais le fait est qu'ils risquent bien leurs vies dans des combats où l'OTAN ne peut pas tout faire...
Que se passe-t-il dans le reste de la Libye?
Toujours selon le CNT et les médias des pays de l'OTAN : les offensives ont continué en Tripolitaine et dans le golfe de Syrte, l'essentiel de la côte tripolitaine étant sous contrôle rebelle, hormis Zwara, près de la frontière tunisienne, le centre de la ville étant sous contrôle rebelle, mais assiégé par des troupes loyalistes de localités proches. A Zliten, les mêmes forces loyalistes tiendraient des positions en hauteur et auraient tenté de reprendre la ville côtière. Le principal bastion kadhafiste en Tripolitaine, hormis les quartiers Sud de Tripoli, est Bani Walid. Entre cette ville et la capitale, se trouve Tarhouna, ville annoncée prise par les rebelles le week-end du 20 Août puis reprise le 27...par les mêmes rebelles (vous avez dit confusion?).
Dans le golfe de Syrte, la ville de Ras Lanouf, déjà prise par la rébellion, prise et perdue plusieurs fois, depuis le mois de Mars, serait à nouveau passée sous contrôle du CNT cette semaine. Elle n'est présentée dans la plupart des médias que comme une étape avant Ben Jawad (qui serait tombée ce week-end malgré une résistance âpre des kadhafistes cette semaine) et surtout Syrte, ville natale du Guide, dans laquelle l'armée libyenne serait massée. C'est oublier que Ras Lanouf est une prise capitale : c'est, avec Brega, l'un des principaux terminaux pétroliers de Libye. Le réseau d'extraction et d'acheminement pétrolier est principalement situé dans le centre-est de la Libye, entre la Cyrenaïque et Ras Lanouf. Un autre oléoduc passe près du Djebel Nefoussa, à l'Ouest du pays. La prise de Ras Lanouf, loin d'être un détail, signifie que le régime kadhafiste a perdu le contrôle de l'or noir. Quand bien même l'armée régulière libyenne arriverait à stabiliser le front, elle n'aura plus ni essence, ni argent (d'autant que ses avoirs financiers sont gelés et saisis par les USA...). Cependant, même si l'attention est focalisée sur Syrte et Ben Jawad, la situation de Ras Lanouf n'est pas encore certaine, des combats y ayant été reportés ces derniers jours.
Situation du front au 28 Août 2011, en Libye et dans le Golfe de Syrte
(zones sous contrôle rebelle en rouge/rose/brun, zones sous contrôle du régime de Kadhafi en vert)
Et les pertes humaines ?
Selon le gouvernement libyen, à Tripoli, elles auraient été très élevées. Au moins 300 morts Samedi 20 Août au soir, 1300 en une douzaine d'heures à partir du Dimanche midi (on peut s'étonner de la rapidité d'un tel décompte, forcément incertain puisque nombre de blessés peuvent décéder en quelques heures). On ne sait pas en revanche quelles sont ces pertes : des militaires loyalistes? Des civils? Des rebelles? Combien de gens morts l'arme à la main et combien de civils?
Si ce chiffre de plus de 1600 morts était avéré (le CNT parle plutôt de 400), il faudrait l'ajouter aux plus de 1000 morts que le gouvernement libyen impute aux frappes de l'OTAN. Chiffres à mettre en perspective avec les centaines de victimes de la répression des manifestations de Février. Si le chiffre de 6000 morts en Février-Mars avancé par le CNT a été démenti, ou plutôt non confirmé par Amnesty International au cours du printemps, il n y en a pas moins eu plusieurs centaines reconnus par l'association (et 233 en quatre jours, du 17 au 20 Février, de sources hospitalières, par Human Rights Watch - Kadhafi n'a peut-être pas bombardé son peuple à ce moment, mais ses troupes ont bel et bien tiré). Pour l'ensemble du conflit, le CNT a parlé récemment de 20.000 morts. Ce qui, si c'était vrai, laisserait suggérer que l'essentiel des décès n'ont pas eu lieu du fait des bombardements mais d'affrontements et d'exécutions au sol...
Depuis le début de la bataille de Tripoli, les récits d'exactions s'affrontent : le Réseau Voltaire et Michel Collon parlent de pillage et d'exécutions sommaires commises par les rebelles (qui étaient censés avoir été "mis en déroute" en début de semaine). Un journaliste de France 24 semble les confirmer, citant un quartier où plusieurs dizaines de ces exécutions auraient eu lieu. Des corps d'hommes noirs, les mains attachés dans le dos, ont été retrouvés par des journalistes britanniques, qui ne savaient à qui les attribuer. Parfois, ces victimes sont décrites comme d'ex-combattants pro-Kadhafi. Cela ressemble surtout beaucoup aux meurtres racistes relevés en Cyrénaïque, mais dont rien ne permet d'affirmer qu'ils seraient commandités par le CNT.
A l'inverse, les rebelles et les médias franco-britanniques ont reportés plusieurs cas de charniers de prisonniers censés avoir été abattus par les troupes de Kadhafi juste avant leur retraite, parfois à la grenade...
Il faudra longtemps pour qu'un examen des pertes civiles ou militaires tués hors combats soit fait, aussi bien pour les frappes de l'OTAN que pour les actions au sol.